La Sélection de Mars 2018






Orchestre Toubab : Teeru Deggoo / Harmony Harbour


[ Indépendant A3CD-007 / Distribution Xango Music ]



01. Fo Yelamé Ti Boin (7:11)
02. El Sombrero Del Gato (5:50)
03. Jumugore W'Ibanga (7:23)
04. Article 16 (5:46)
05. Brontolao (5:11)
06. Soumbedioune (5:39)
07. Baktutop (8:20)
08. Peace Street (6:13)
09. Gatanu (7:08)
10. Tokoro (4:46)
11. Sanaa (6:10)
Durée Totale : 69'37" - Sorti le 7 mars 2018.

Robert Falk (guitare, percussions, compositions); Benoit Leseure (violon); Alessio Campanozzi (contrebasse, basse él.); Gauthier Lisein (percussions); Gilles Dames (b él : 1, 4, 10) + Invités : Ben Ngabo (chant, djembé); Aida Dao, Manssata Sora, Yannick Koy, Coco Malabar (chant); Chris Thirion (djembé); Bao Sissoko (kora)

Enregistré en 2016 et 2017 au Studio Igloo, Bruxelles.

Peinture : Rhode Makoumbou



Chronique

Déjà la superbe pochette qui représente un port africain incite autant au voyage que celle de Weather Report pour Black Market. Mais la musique ici n'est pas du jazz-rock. Il s'agit plutôt d'une interprétation libre par des musiciens blancs de diverses musiques d'origine noire, jouées en Afrique ou en Amérique latine. Dès les premières mesures de Fo Yelamé Ti Boin, une manière de dire bonjour en burkinabé, on dévale la route de l'aventure vers un village mossi, mi-réel, mi-rêvé, qui vous accueille à bras ouverts. Le groupe a eu la bonne idée d'inviter la chanteuse Aida Dao dont la voix charismatique relance à tout moment les différents épisodes de la chanson. Le violon et la guitare, emportés par les percussions, se complètent et échangent, et tout a l'air aussi simple qu'une après-midi de fête africaine organisée sur le pouce quand, soudain, les hommes se lèvent et, sous le soleil éclatant, font tourner les robes colorées des femmes. Cette ambiance festive, on la retrouvera sur d'autres plages comme dans l'hypnotique soukous d'Article 16 (prenez-vous en charge, il est plus que temps) qui fait bien sûr référence à l'inépuisable débrouille congolaise, Soumbedioune influencé par le mbalax sénégalais, ou le joyeux Tokoro avec un Robert Falk étouffant les cordes de sa guitare pour la faire sonner comme un balafon.

Côté latin, Brontolao a un air de bossa nova et se démarque par son thème interprété à l'unisson par la contrebasse de Alessio Campanozzi et le violon joué en pizzicato par Benoît Leseure. Plus étonnant, Peace Street innove en combinant reggae et jazz d'une manière fort convaincante. Mais le sommet est atteint avec le nostalgique El Sombrero Del Gato dédié à Gato Barbieri qui mêla en précurseur jazz et musiques populaires du tiers-monde. Mettant de côté la véhémence libertaire qui caractérisa un temps le jeu du saxophoniste ténor argentin, Robert Falk a préféré accentuer le côté limpide, mélodique et sensuel du musicien ainsi que la référence à ses racines. Pari gagné : ce morceau a une douceur et une couleur particulière qui le rend des plus attachants.

Le reste du répertoire est tout aussi intéressant car l'orchestre creuse en terrain moins connu, déterrant des références beaucoup moins usitées dans ce genre de musique world-jazz. Sanaa, un arrangement d'un morceau mandingue, séduit facilement par sa partie de guitare déliée et les jolies couleurs apportées par la kora de Bao Sissoko en invité. Un autre pic du disque est atteint avec l'étrange Umugore W’Ibanga dont le rythme en 3 temps, bien qu'il soit rwandais, n'est pas sans évoquer certaines mélopées andines. Un chœur composé de Ben Ngabo et d'Aida Dao vient encore ajouter au mystère de cette magnifique composition.

Par sa diversité culturelle (rarement entendue au sein d'un unique album), son respect des traditions pourtant toujours transcendées, et sa maîtrise naturelle des musiques du folklore noir, l'Orchestre Toubab a acquis une indiscutable identité artistique qui pourrait même nous tromper sur ses origines. Certes, la musique de Teeru Deggoo n'est pas vraiment du jazz. Mais c'est quand même aussi du jazz. En tout cas, elle en partage l'histoire et produit les mêmes effets.



Sur Internet


Interview de Robert Falk

  • DragonJazz: bonjour Robert. Dans cet album métissé, on voyage et découvre d'autres danses et de nouveaux rythmes africains en provenance de plusieurs pays comme le Burkina Faso, le Rwanda, le Sénégal, la Guinée ou le Congo. Comment as-tu découvert et appris ces musiques en fin de compte très différentes les unes des autres ?

    Robert: j'ai joué régulièrement entre 1996 et 2009 comme guitariste dans divers groupes sénégalais et congolais ce qui m'a permis d'acquérir une bonne expérience de ces musiques. Pour les autres pays, je me suis inspiré d'enregistrements audio, de spectacles vus ici et là-bas, d'enregistrements pour d'autres productions réalisées dans mon studio, ce qui m'a permis de décortiquer et de comprendre certaines formules mélodiques et rythmiques.

  • DragonJazz: on trouve aussi dans le répertoire des influences latines, notamment des références au Brésil et au reggae. Pourquoi un tel éclectisme ?

    Robert: notre répertoire cherche à valoriser les différentes facettes des cultures africaines et afro-descendantes et notre perception européenne de celles-ci. L'ensemble des Amériques est évidemment le premier creuset où se sont mélangés les apports africains et européens. Il était dès lors tout naturel d'inclure des styles représentatifs de ce métissage.

  • DragonJazz: et puis bien sûr, le jazz n'est jamais très loin via les improvisations. Tu rends notamment hommage au grand saxophoniste argentin Gato Barbieri. Qu'est qui t'a séduit chez lui ?

    Robert: à ma connaissance, Gato Barbieri a été un des pionniers du jazz « ethnique ». J'ai beaucoup apprécié les vinyles du début des années 1970 qui mettaient en valeur le riche patrimoine latino-américain avec un coup de cœur particulier pour le morceau Bolivia. A noter que l'époque était propice aux fusions ethno-jazz. L'extraordinaire Witchi-Tai-To de Jan Garbarek et Bobo Stenson, qui date de la même décennie, a été un des disques qui m'ont le plus marqué.

  • DragonJazz: côté africain, y-a-t-il des jazzmen de ce continent que tu écoutes et qui t'ont influencé ?

    Robert: le jazz a en Afrique une définition un peu différente de celle que nous lui donnons en Europe. A l'origine c'était plutôt de la musique savante ou de qualité telle que pouvait la jouer le TPOK Jazz du Congo ou le Bembeya Jazz de Guinée. Aujourd'hui c'est un genre qui privilégie le chant avec relativement moins de place pour les instrumentistes.

    J'ai personnellement été plus influencé par des projets fusion qui souvent sont un mix d'Américains ou d'Européens avec des Africains tels les regrettés Don Pullen et Joe Zawinul, mais aussi Dhafer Youssef, Bobo Stenson et dans un genre pas du tout africain mais explosif, BoZilo. En ce qui concerne les africains je me dois de citer Hervé Samb, Ray Lema, Lionel Loueke, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand), Hugh Masekela, le Kora Jazz Trio mais aussi un relatif inconnu comme le saxophoniste sénégalais Abdoulaye Ndiaye.

  • DragonJazz: il me semble qu'interpréter ces morceaux vous a forcé à étendre les sonorités et les techniques de vos instruments respectifs, en particulier pour la guitare et le violon. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?

    Robert: nous privilégions la sonorité naturelle des instruments, mais la magie du studio le rendant possible, j'ai quand même un peu bricolé les sons des violons et guitares çà et là. Il y a par exemple de l'autotune sur le solo de violon de Fo Yelamé (pas pour la justesse mais pour l'effet !) et du flanger sur les guitares de Peace Street. La basse varie entre contrebasse, basse électrique et fretless.

    La guitare d'Article 16 comporte l'effet classique de delay sans lequel une guitare ne sonne pas congolais.

    Les percussions sont assez variées, outre le cajon et les congas il y a beaucoup de petites percussions : grelots, cabassa, cloches, triangle, etc. Gauthier en a des valises pleines, et nous nous sommes bien amusés lui et moi à en parsemer les morceaux.

    En ce qui concerne la technique, Benoit est très à l'aise sur son instrument ce qui lui permet de tirer des sons assez inattendus comme par exemple sa technique de pizz où il prend l'instrument comme une mandoline. Quant à moi j'alterne entre jeu aux doigts et au médiator ce qui fait varier beaucoup la sonorité de la guitare.

  • DragonJazz: il y a quelques animations vocales sur certains morceaux même si l'album reste globalement instrumental. N'as-tu jamais eu l'envie d'enregistrer un disque avec un chanteur africain ou latino-américain ?

    Robert: je l'ai fait par le passé à 6 reprises puisque j'ai enregistré et produit divers CD avec des chanteurs africains depuis 1992. Mais il s'agissait d'un format différent où j'étais plus arrangeur et producteur. J'ai voulu tenter ce coup-ci d'utiliser la voix plutôt comme un instrument de musique au même rang que les autres, à l'exception d'Article 16 où les voix de Yannick Koy et Coco Malabar font clairement la différence. Pour Sanaa, il s'agit d'une refonte du classique Sanou qui comporte des paroles traditionnelles. Je trouve que Manssata Sora s'en tire particulièrement bien.

  • DragonJazz: que signifie l'intitulé de l'album Teeru Deggoo et pourquoi ce titre ?

    Robert: le titre signifie le Port de l'Harmonie. Les ports maritimes sont par excellence des lieux de rencontres entre cultures et récits de voyage. Cela me semblait assez bien résumer cet album volontairement éclectique, comme une soirée où l'on passerait d'un bar ou d'un restaurant à un autre en profitant des spécialités culinaires ou en boissons alcoolisées de chacun.

  • DragonJazz: qui a peint la superbe pochette dont certains détails, ainsi que d'autres, figurent aussi à l'intérieur du très beau livret ?

    Robert: la pochette est une commande à l'artiste-peintre congolaise Rhode Makoumbou. J'avais déjà utilisé une de ses œuvres dans mon CD Muzungu de 2006. Nous avons repris des extraits de plusieurs de ses peintures à l'intérieur du livret.

  • DragonJazz: peux-tu nous raconter quelle a été ton évolution musicale personnelle depuis le temps, dans les années 80, où tu jouais du jazz-rock jusqu'à l'Orchestre Toubab et son afro-jazz ?

    Robert: c'est une longue histoire ! J'ai commencé la musique à l'âge de 15 ans et dès le début je me suis tourné vers les musiques anglo-saxonnes avec une préférence pour les musiques noires de l'époque (blues, soul). Après j'ai viré jazz-rock à l'époque des Chick Corea, Mahavishnu, Herbie Hancock. J'ai abordé la musique congolaise en 1989 suite à un voyage à Kinshasa organisé par le Centre Wallonie – Bruxelles.

    J'ai toujours écouté beaucoup de musique folk d'un peu partout et j'ai toujours apprécié la pureté des mélodies traditionnelles, qu'elles soient d'Afrique, des Amériques ou d'Europe (avec une préférence pour les musiques d'Europe de l'Est).

    Dans mes compositions, outre une forte assise rythmique, je privilégie une mélodie claire, que l'on pourrait chanter sans problème. Je pense que si la mélodie ne marche pas, le morceau est bancal, même si l'on y met l'harmonie la plus savante

  • DragonJazz: au début de ta carrière, je pense avoir lu que tu as joué brièvement du country blues ? Retrouver le temps d'un ou deux morceaux les origines du blues dans la musique malienne, ou sahélienne en général, ne t'a jamais tenté ?

    Robert: pas jusqu'à présent si l'on fait exception du Fuuta Blues qui ouvrait notre CD précédent. Mais sait-on jamais ? L'inspiration est une maîtresse capricieuse.

  • DragonJazz: quels sont maintenant tes projets avec ce groupe et ce nouvel album ?

    Robert: nous allons déjà essayer de percer le plafond de verre et tenter de jouer notre musique un peu inclassable le plus possible ! Il y a malheureusement un paradoxe assez invraisemblable dans le monde musical d'aujourd‘hui : alors qu'un nombre énorme de productions musicales de qualité voient le jour aux quatre coins de la planète, la variété de la diffusion des grands médias se réduit comme une peau de chagrin : on entend une suite de copier-coller de productions toutes semblables qui bourrent les oreilles des auditeurs ou des téléspectateurs.

    Le streaming ne fait que renforcer cette tendance puisque le streameur lambda se contente de mécaniquement écouter les playlists que des esprits « avisés » ont concoctées pour lui.

    Percer le plafond de verre dans ces conditions relève un peu de l'exploit mais nous essayerons de le faire. Heureusement il reste un noyau dur de journalistes musicaux, programmateurs radios … et auditeurs qui apprécient ce genre de musique « out of the box ». A nous de les motiver.

    Pour la scène, les lieux qui sembleraient à priori les plus évidents, tels que centres culturels ou salles « alternatives » reconnues et subsidiées ont aussi tendance à nous fermer les portes : suroffre ? difficulté à classer un projet hors-normes ? Manque de confiance dans un groupe qui n'entre pas dans le cadre d'une structure de management reconnue ?. Peut-être que ceci changera si nous parvenons à obtenir une certaine diffusion avec ce deuxième CD.

    D'ici là, nous nous produisons un peu partout où c'est possible : concerts auto-organisés, bars, petit clubs qui nous font confiance.

  • DragonJazz: Merci Robert pour ton temps et ces réponses claires et concises. A bientôt alors, à l'occasion d'un prochain concert.


Discographie sélective de Robert Falk

  • 2006 - Robert Falk : Muzungu (Indépendant) - CD
  • 2008 - Robert Falk : Xelu Sowu (Indépendant) - CD
  • 2015 - Orchestre Toubab : Tukki Janeer / Imaginary Voyage (Indépendant) - CD
  • 2018 - Orchestre Toubab : Teeru deggoo / Harmony Harbour (Indépendant) - CD



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