Composé d’un saxophone, d’une trompette, d’une contrebasse et d’une batterie, Take The Duck est un quartet sans instrument dit harmonique. C’est Gerry Mulligan (avec Chet Baker) qui inventa le concept au début des 50’s et qui ouvrit la voie à de nombreuses autres formations du même genre mais c’est le quartet d’Ornette Coleman avec Don Cherry qui restera dans l’histoire pour avoir libéré le jazz de toute référence harmonique. Les solistes improvisent alors hors du cadre des accords en se concentrant sur des lignes mélodiques qui s’enroulent les unes sur les autres uniquement portées par le beat de la section rythmique. Dans ce contexte, on écoutera avec intérêt le titre Duck’s Food qui est une belle pièce de jazz moderne représentative d’une musique abstraite qui naît de l’ajustement et de la vivacité des échanges improvisés. Le leader Toine Thys, ici au ténor, joue comme un libre penseur rappelant quelque peu son mentor John Ruocco et, à travers lui, quelqu’un d’aussi captivant que Joe Lovano. Les notes s’enroulent avec celles de la trompette jouée par l’autrichien Daniel Nösig qui se distingue par un timbre chaleureux et s’emballe parfois sur des contre-chants ultrarapides ajustés au millimètre. Toutes les possibilités de créer des lignes mélodiques subtiles et complexes sont explorées par les solistes. On en jouit d’autant mieux qu’au milieu du morceau, ils ont eu l’intelligence de placer un petit interlude rythmique d’une sobriété exemplaire avant le retour au thème. Les improvisations simultanées sont sidérantes et l’ensemble est un régal pour les oreilles. On se croirait parfois écouter une pièce interprétée par Dave Douglas et Chris Potter, ce qui, on en conviendra, n’est pas la moindre des références. Le morceau suivant, The Lamp, est complètement différent. Après quelques notes de contrebasse égrenées par Manolo Cabras, le sax et la trompette, munie d’une sourdine à la Miles Davis, composent cette fois un climat apaisant sur fond de Fender Rhodes discret joué par Martin Reiter en invité. On se blottit dans cette ambiance feutrée en priant pour qu’elle dure le plus longtemps possible mais à la troisième minute, le rythme change et la composition évolue en quelque chose de plus chaud, latin, expressif. La plage se termine par un long solo de saxophone habité. C’est tout simplement parfait. Ecoutez encore The Dude gentiment chaloupé comme du Hard Bop joué au ralenti avec la contrebasse tout en souplesse de Sal Larocca, la guitare subtilement funky et les contrepoints des deux solistes et vous serez définitivement convaincu d’être en présence d’un évènement musical. Trois titres, trois voyages et le compact en offre huit, tous différents et tous réussis. Voici un groupe européen qui a beaucoup de choses à dire et dont l'héritage commun est le goût de l'équilibre, le plaisir de l'innovation et la hantise de tout cliché.
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