La Sélection 2010



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Tinyfish : The Big Red Spark (Festival Music), UK 2010
Tinyfish : The Big Red Spark

Simon Godfrey (voc, gt, gt synth, drums)
Jim Sanders (gt, gt synth, voc)
Paul Worwood (b)
Rob Ramsay (textes, harmonica)

1. The Big Red Spark : The Loose Ends (3:11) - Rainland (6:54) - A Million Differences (2:05) - Bad Weather Road (6:20) - I'm Not Crashing (4:36) - Building The Machine (3:16) - Refugee (2:24) - The Big Red Spark (4:51) - Weak Machine (3:28) - Activation (0:38) - The Final Act (2:36) - The Loose Ends pt II (2:42) - 2. Wide Awake At Midnight (10:21) - Durée Totale : 53'22"

Voilà un groupe original ! Alors qu’il se réfère manifestement aux opéras rock pour exposer la trame de son album The Big Red Spark, Tynifish préfère jouer sans clavier pour se démarquer de la multitude des  groupes de néo-prog symphonique. C'est ainsi que si l’on pense parfois à Marillion, Echolyn ou Arena, c’est plus à cause du style musical global que pour des similarités particulières. Car ici, tout passe par la guitare de Jim Sanders, déclinée dans ses versions acoustiques, électriques et synthétiques, ainsi que par la voix exceptionnelle de Simon Godfrey, deux amateurs de progressif et, manifestement, de science-fiction. Quant au concept et aux paroles, ils sont importants au point de consacrer une partie de la suite principale, qui dure près de quarante cinq minutes, à des sections narratives récitées par Rob Ramsay, auteur des textes qui joue aussi à l’occasion d’un peu d’harmonica. The Big Red Spark, c’est une machine dont on ne sait pas grand-chose sinon que sa fonction est d’exaucer les vœux de l’humanité avec la multitude de paradoxes que cela peut engendrer. Belle idée de base pour une histoire de folle machine qui culminera dans la création d’une entité intelligente immortelle et non corporelle en lieu et place de la race humaine. Ce vaste programme, non dénué d’un humour typiquement anglais, s’inscrit dans une thématique SF à la Saga / Ayreon tout en affichant un côté sombre et énigmatique que n’aurait pas renié un Philippe K. Dick. La trame de ce récit décalé sert en tout cas de fil rouge à une musique en tout point exigeante. En constatant que le « plus petit groupe de rock progressiste du monde », comme Tinyfish se définit lui-même sur son site, ne possède pas de batteur spécifique, on aurait pu craindre une rythmique monolithique voire synthétique dénaturant la musique. Heureusement, ce n’est pas le cas car, en plus d’être un excellent chanteur et un guitariste, Simon Godfrey est aussi un batteur accompli comme on pourra en juger sur Rainland et d’autres titres de cet album. Par ailleurs, comme Simon est le frère de Jem Godfrey, fondateur de Frost* qui comprend parmi ses membres des musiciens d’Arena, d’IQ et de Kino, le lien avec le néo-prog saute aux oreilles : les chansons ont un côté pop-rock accessible, les solos de guitare concis et flamboyants s'étalent en multi couches tandis que, s’il n’y a pas de claviers, la musique est quand même enrobée d’effets spéciaux apparemment créés avec une guitare synthé. A noter que Jem joue du mellotron sur un morceau de l’album, en l’occurrence le très atmosphérique Weak Machine interprété dans une perspective mi-floydienne mi-Porcupine Tree. Cette suite est complétée sur l’album par Wide Awake At Midnight, une seconde composition épique de dix minutes qui, par sa construction complexe alliée à des mélodies impeccables, évoque cette fois les premiers albums de Spock’s Beard. Tinyfish, groupe londonien déjà auteur de deux disques (Tinyfish en 2006 et Curious Things en 2009) mais jusqu’ici encore inconnu du grand public, vient de faire un grand pas vers une reconnaissance populaire désormais inévitable.

[ TinyFish Website ] [ The Big Red Spark (Amazon.fr) ] [ The Big Red Spark (Amazon.co.uk) ]

Manning : Charlestown (Festival Music), UK 2010
Manning : Charlestown

Guy Manning (claviers, gt, b, voc, perc...)
Dave Albone (dr), Chris Catling (gt)
Kev Currie (gt), Steve Dundon (fl)
Kris Hudson-Lee (b), Julie King (voc)
Ian Walter Fairbairn (vln)
Kathy Hampson (violoncelle)
Alison Diamond (ss, ts)

Charlestown (35:10) - Caliban and Ariel (2:58) - The Man in the Mirror (6:26) - Clocks (4:28) - T.I.C. (5:15) - Finale (7:18) - Durée Totale : 61'32"

artwork by Rosie ManningPlus connu comme membre discret mais efficace du groupe The Tangent d’Andy Tillison, Guy Manning a pourtant déjà édité sous son nom propre une dizaine d’albums, un quasiment chaque année, dont certains comme A Matter Of Life & Death (2004) et surtout Songs From The Bilston House (2007) et Number Ten (2009) sont de petits bijoux de rock progressiste symphonique teinté d’un folk typiquement anglais. Ce onzième disque confirme les qualités de Manning qui apparaît ici plus que jamais au sommet de sa forme, maîtrisant avec brio l’art difficile de la composition progressive. Cet art atteint en effet son apogée dans le titre fleuve de 35 minutes qui donne son nom à l’album. Succession de mélodies superbes et de passages instrumentaux ciselés avec goût, Charlestown (d’après le nom d’un petit port au sud des Cornouailles) raconte le voyage périlleux d’un cargo du dix-huit siècle naviguant le long des côtes anglaises. La musique épouse le texte avec grandeur, mettant en scène un récit de marins confrontés aux naufrageurs et aux tempêtes. Ca sent la mer, l’iode et le sel et on peut imaginer le navire ballotté sur l’océan quand la musique s’enroule sur elle-même, se déployant en vagues majestueuses. Pour réaliser son oeuvre, Manning n’a pas lésiné sur les moyens : en plus de chanter et de jouer d’un peu de tout, il s’est entouré d’une foule de musiciens qui, outre les instruments conventionnels du rock (guitares, basse et batterie), jouent aussi du violon, de la flûte, du violoncelle et des saxophones. Du coup, les textures sont pleines et les harmonies riches même si l’ensemble reste très clair et aéré, marque incontestable d’un savoir faire en matière d’arrangement. Plus d’une fois, on pense aux chefs d’oeuvre que sont Thick As A Brick et A Passion Play et c’est moins dû à la présence de la flûte (ici davantage intégrée dans l’orchestre) qu’en raison de la voix légèrement nasillarde et tremblante de Manning évoquant indéniablement celle de Ian Anderson et du profond enracinement de cette musique dans le folklore anglais. A lui seul, Charlestown, qui dure le temps d’un ancien LP, vaut déjà le prix de ce disque mais les cinq autres titres du répertoire sont loin de n’être que du remplissage. Plus concis et plus proches des chansons traditionnelles, Caliban & Ariel, The Man In The Mirror et Clocks sont de superbes miniatures qui perpétuent les ambiances de Charlestown. Si T.I.C. qui est marqué par la note bleue (avec ses solos exaltants de flûte, de sax et de guitares) est un morceau à part dans le contexte musical de l’album, le Finale est par contre un fier instrumental qui rappelle quelque peu le climat dramatique de la suite principale, clôturant ainsi en beauté un album exemplaire, sans conteste le meilleur à ce jour de toute la carrière de Guy Manning. Pour finir, on épinglera encore l’amusante pochette dessinée par Rosie Manning qui, par sa vision similaire, n’est pas sans rappeler le petit monde de Roger Dean, jadis inventé pour illustrer le disque Fragile de Yes, qui est devenu depuis l’un des symboles visuels de la musique progressive.

[ Guy Manning Website ] [ Charlestown (MP3 sur Amazon.fr) ] [ Charlestown (CD sur Amazon.co.uk) ]

Glass Hammer : If (Arion Records), USA 2010
Carptree : Nymf

Fred Schendel (claviers, gt, voc)
Steve Babb (b, claviers, voc)
Jon Davison (chant))
Alan Shikoh (gt)
Randall Williams (dr)

Beyond, Within (11:44) - Behold The Ziddle (9:11) - Grace The Sky (4:29) - At Last We Are (6:46) - If The Stars (10:25) - If The Sun (24:02) - Durée Totale : 66'51"

If / artwork by Tom KuhnGlass Hammer a eu son heure de gloire avec deux fantastiques albums de rock progressiste symphonique : Lex Rex paru en 2002 et Shadowlands en 2004. La suite fut moins intéressante, le groupe américain continuant de produire une musique de qualité mais sans surprise, finissant même avec Three Cheers For The Broken Hearted à rogner les aspects progressistes de ses compositions au profit d’une approche plus mainstream. Les voilà de retour avec une nouvelle formation constituée autour des deux membres fondateurs (le claviériste Fred Schendel et le bassiste Steve Babb) et de nouvelles envies progressives. Dès Beyond Within, on est frappé par la qualité des arrangements qui rappelle ceux du groupe Yes à l’époque de The Yes Album, davantage marqué par le son vintage de l’orgue Hammond que par les synthés cosmiques que Rick Wakeman imposera plus tard. Mais la surprise vient surtout du nouveau chanteur Jon Davison qui, à l’instar de ceux de Starcastle ou de Yes lui-même dans sa dernière mouture, est un clone vocal de Jon Anderson. On peut se poser des questions sur ce genre de procédé qui classe immédiatement une musique comme un hommage mais si les compositions sont bonnes, ce qui est le cas ici, on ne peut qu’apprécier. L’autre bonne nouvelle vient de Alan Shikoh, qui prend en charge le département guitares et lui procure de nouvelles et flamboyantes couleurs, parfois avec un feeling jazzy, alors qu’il était jusqu’ici plutôt discret et anonyme face au penchant symphonique dominant de Glass Hammer. On en jugera sur l’étrange Behold The Ziddle, un morceau de neuf minutes intégrant des parties instrumentales complexes avec des riffs d’orgue qui fusent entre de courtes et denses phrases de guitare. Grace The Skies, la chanson la plus courte de l’album, se démarque par son découpage rythmique et sa section acoustique avec mandoline tandis que At Last We Are évoque aussi bien ELP que Yes. Ca tourne rond et le son de l’ensemble est superbe. Evidemment tout cela ne suffirait pas s’il n’y avait en finale le morceau épique espéré : If The Sun est une pièce de 24 minutes qui contient tout ce dont un amateur de rock symphonique progressiste peut rêver : basse énorme, mellotron, rythmique dynamique et mouvante, crescendos savants, solos de Moog, d’orgue et de guitares en tout genre et des mélodies mémorables qui s’enchaînent les une aux autres comme par magie sans oublier des passages atmosphériques où la voix de Davison évoque celle de Jon Anderson à la grande époque de Fragile et de Close To The Edge. Le concept général de l’album explore la désillusion de vivre dans un monde matérialiste entraînant la recherche d’une nouvelle spiritualité en accord avec les forces supérieures de l’univers mais c’est peut-être aussi une simple métaphore pour exprimer que le groupe se concentre désormais sur la musique qu’il aime plutôt que sur un succès commercial hypothétique. Rien de neuf certes mais, en tout cas, Glass Hammer est revenu sagement à ses premières amours : le rock progressiste des seventies. On lui en sait gré car c’est manifestement dans ce genre là qu’il excelle.

[ Glass Hammer Website ] [ If (CD & MP3) ]

Carptree : Nymf (Foster Creation), Suède 2010
Carptree : Nymf

Carl Westholm (claviers, synthés)
Niclas Flinck (chant)
Ulf Edelonn (gt))
Jejo Perkovic (dr)
Cia Backman & Oivin Tronstad (choeurs)
Stefan Fanden (b, gt)

Kicking And Collecting (7:05) - Land Of Plenty (7:34) - The Weight Of The Knowledge (6:52) - Dragonfly (8:21) - Between Extremes (Prelude) (2:13) - Sunrays (4:55) - The Water (6:35) - The Water (5:46) - Durée Totale : 44'25"

Associés depuis 1997, les Suédois Niclas Flinck et Carl Westholm ont déjà réalisé, sous le nom de Carptree, quatre albums dont les deux derniers sont incontestablement les meilleurs (Man Made Machine en 2005 et Insekt en 2007). Nymf, leur cinquième opus sorti en septembre 2010, reste dans la même veine néo-symphonique composée de mélodies soigneusement ciselées et enrobées d’arrangements complexes. Déjà, le titre et la photo de la pochette indiquent une séquelle de l’album précédent avec le même concept en rapport avec la vie des insectes, et plus particulièrement celle des libellules, comme modèle de comparaison pour les humains. Pourtant, Kicking And Collecting, premier titre du répertoire, laisse percer une évolution de leur musique qui apparaît à la fois plus intense et plus sombre qu’autrefois. Naissant lentement à partir d’une mélopée étrange qui s’ouvre sur un riff de synthé menaçant, la composition gardera son incroyable densité jusqu’à la fin. La voix de Niclas Flinck est expressive dans le sens où l’était celle de Peter Gabriel au sein de Genesis. Les claviers symphoniques de Carl Westholm sont majestueux et le support du No Future Orchestra, choeurs inclus, est plus qu’impressionnant. Le climat oppressant et dramatique atteint des sommets avec le superbe Dragonfly. Des notes de piano blêmes, rappelant une bande originale de quelque film fantastique, servent d’introduction à une mélodie grandiose habillant une chanson aux paroles acerbes (Fly dragonfly, can’t be accused of being close to humans…) qui, malgré un chant placide, prend littéralement aux tripes. Il y a quelque chose de cinématique dans cette musique, une atmosphère étrange, presque gothique (très apparente sur Sunrays) qui force l’esprit à des représentations visuelles d’obscures créatures. C’est une plongée en apnée dans un écosystème souterrain d’où l’on ne remonte pas tout à fait indemne. The Water clôture brillamment le disque par une mélodie plus légère qui lave l’auditeur des miasmes accumulés sur les titres précédents. C’est un retour au soleil dans une gloire quasi religieuse célébrée par des chœurs magnifiques. On écoutera avantageusement ce disque un peu court (44 minutes) à la suite d'Insekt avec lequel il compose l’un des plus étranges diptyques néo-progressistes de l’ère moderne.

[ Carptree Website ] [ Nymf (CD & MP3) ]

Médéric Collignon : Shangri Tunkashi-La (Plus Loin Music / Harmonia Mundi), France 2010
Médéric Collignon : Shangri Tunkashi-La

Médéric Collignon (cornet, Fender Rhodes, voc)
Frank Woeste (Fender Rhodes, voc)
Frédéric Chiffoleau (cb, b, voc)
Philippe Gleizes (dr, voc)
François Bonhomme, Nicolas Chedmail
Philippe Bord & Victor Michaud (cor)
The White Spirit Sisters (voc)

Billy Preston (5:36) - Bitches Brew (10:03) - Early Minor (7:56) - Shhh Peaceful - It’s About That Time (11:32) - Ife (9:48) - Interlude (4:55) - Nem Um Talvez (3:01) - Mademoiselle Mabry (7:18) - Kashmir (8:23) - Durée Totale : 68'27"

Les différentes périodes du jazz reviennent par cycles. Le dixieland, les orchestres de swing, le bop ou le hard bop connaissent régulièrement des résurgences grâce à l'intérêt de musiciens talentueux qui, par des disques hommages, nous font redécouvrir l’histoire d’une musique dont l'une des caractéristiques est d'avoir connu de multiples évolutions en moins d’un siècle. Pourtant, la fusion inventée par Miles Davis en 1969, et imposée grâce à ces deux albums fondateurs que furent In A Silent Way et Bitches Brew, n’a pas engendré jusqu’à présent de réel revival (si l’on excepte la magnifique séance du club de jazz dans le film Collatéral de Michael Mann où l’on voit un trompettiste interpréter Spanish Key avant de tomber dans les griffes d’un Tom Cruise tueur à gages et féru de Miles). A l’époque, le Prince des Ténèbres prétendait pouvoir concurrencer les groupes de rock sur leur propre terrain et il le prouva en août 1970 devant plus d’un demi-million de personnes qui l'acclamèrent au Festival de l’île de Wight. Le groupe Jus de Bocse de Médéric Collignon a pour vocation de restituer des chefs d’œuvre du passé après les avoir soumis à une digestion personnelle mais sans toutefois en dénaturer ni l’esprit ni la puissance d’expression originale. Après un premier hommage à Porgy and Bess, l’opéra de George Gershwin dans la version de Miles de 1959, qui sera couronné en 2007 par les Victoires du Jazz en tant que révélation de l'année, Collignon s’attaque aujourd’hui à la période électrique de Miles Davis. Les célèbres Bitches Brew et Shhh Peaceful sont bien sûr convoqués mais aussi d’autres titres bien connus des amateurs comme Mademoiselle Mabry (Filles De Kilimanjaro), Interlude (Agharta), Billy Preston (Get Up With It), Early Minor (In A Silent Way Sessions), Nem Um Talvez (The Jack Johnson Sessions / Live Evil) et Ife (Big Fun). Et pour chacun d’entre eux, c’est l’extase tant Collignon injecte dans ces standards modernes de nouvelles idées, jouant avec une folle audace de son cornet de poche à pistons, squattant de façon inattendue en d’improbables vocalises ou enrobant les dérives modales dans de subtils arrangements qui leur procurent de nouvelles couleurs (écoutez par exemple les quatre cors jouant à l'unisson sur le très aérien Early Minor dans une esthétique évoquant Joe Zawinul). Des couleurs d’ailleurs bien différentes des originaux puisqu’on ne trouvera ici ni guitare, ni saxophone, ni aucun instrument exotique à part la voix utilisée comme on ne l’a jamais entendue auparavant (on se dit parfois que Collignon aurait pu jadis faire carrière comme bruiteur de dessins animés pour Tex Avery). Mais la pulsation funk est là, brûlante et toujours hypnotique, nourrie par la rythmique et le Fender Rhodes de Frank Woeste. Intense aussi est le groove, d’autant plus que les plages ont été repensées avec une concision qui rend caduque l’intervention ultérieure d’un manipulateur externe comme Teo Macero. Le répertoire se referme sur ce qui pourrait paraître comme une intrusion : une version instrumentale du grandiose Kashmir de Led Zeppelin qui figurait sur Physical Graffiti sorti en 1975. En fait, le choix est logique : la chanson est imprégnée d’influences indiennes et moyen-orientales et elle représente une sorte d’apothéose de la chanson rock, un achèvement, un idéal que Miles lui-même aurait bien voulu atteindre (fasciné par Jimi Hendrix, ne répétait-il pas à l’époque qu’il voulait créer le plus grand groupe de rock du monde ?). A la fois pétri d'humour et de respect, Shangri-Tunkashi-La est un hommage brillant à une période mythique de l’histoire de la musique populaire. Même la pochette, énigmatique et haute en couleurs, tranche allègrement sur les productions de jazz moderne en redécouvrant le mysticisme fantastique et un poil psychédélique du grand Mati Klarwein. En clair, je vous le dis : aucun amateur de jazz-rock ne devrait faire l’impasse sur cette indispensable production.

[ Mederic Collignon sur MySpace ] [ Shangri - Tunkashi-La (CD & MP3) ]

Steve Hackett : Out Of The Tunnel's Mouth (InsideOut), UK 2010
Steve Hackett : Out Of The Tunnel's Mouth

Steve Hackett (gt, voval)
Nick Beggs (b, Chapman stick)
John Hackett (flûte), Dick Driver (cb)
Roger King (claviers, programmation)
Ferenc Kovacs (vocal)
Amanda Lehmann (vocal)
Jo Lehmann (vocal), Rob Townsend (ss)
+ cordes et invités

Fire On The Moon (6:11) - Nomads (4:31) - Emerald And Ash (8:59) - Tubehead (3:37) - Sleepers (8:50) - Ghost In The Glass (3:00) - Still Waters (4:35) - Last Train To Istanbul (5:56) - Durée Totale : 45'36"

Quand le guitariste de Genesis constata que ses compositions n'étaient pas retenues pour Wind & Wuthering, il décida courageusement de voler de ses propres ailes. Depuis, il a réalisé une trentaine d'albums, au début avec une attitude progressive (quoique différente de celle de Genesis) et ensuite, à partir du début des années 80, en alternant des albums plus pop-rock et d'autres acoustiques enregistrés avec une guitare classique. Sa brève association avec Steve Howe en 1986 au sein de GTR le met sur les rails d'un succès commercial mais il retourne rapidement à sa carrière solo, enregistrant de nouveaux disques qui portent la marque de ses multiples intérêts et influences (on lui doit même un album de blues intitulé Blues With A Feeling). Parmi ses dernières productions, To Watch The Storms (2003) et Wild Orchids (2006) temoignent d'un musicien accompli qui a finalement intégré ses multiples facettes (prog, classique, rock, pop, folk et même blues) et acquis une nouvelle dimension en terme de composition. C'est dans cette même ligne triomphale que s'inscrit cet éclectique Out Of The Tunnel's Mouth malgré sa tonalité générale plus dépressive. Encore sous le choc de sa récente séparation avec l'artiste brésilienne Kim Poor qui réalisa nombre de ses pochettes (dont celle de Voyage Of The Acolyte), le guitariste inclut dans son répertoire des chansons nostalgiques qui, sans être pour autant autobiographiques, témoignent d'un état d'esprit morose. C'est le cas de Fire On The Moon avec son texte maussade (Le monde que je connais est une mince feuille. Déchirée en lambeaux est mon heure de gloire…) malgré un solo de guitare paradoxalement élégiaque et le soutien énergique du bassiste Chris Squire (Yes) invité sur cet unique morceau. Mais l'homme est aussi ouvert sur le monde et profite de son environnement dont il capte aisément les effluves aussi discrètes soient-elles. Ainsi, sur The Last Train To Istanbul, il assimile, grâce à une sorte de guitare - sitar électrique, les sons fascinants de la musique turque entendue lors d'un séjour à Sarajevo tandis que Nomads fait référence à la musique gitane et intègre un jeu flamenco en acoustique d'une belle vélocité. Sur Emerald And Ash, on retrouve avec plaisir le premier guitariste de Genesis, Antony Philips, qui joue d'une 12 cordes acoustique en procurant à cette ballade un côté quasi pastoral. Et il y a même un instrumental électro-hard (Tubehead) et un blues-rock lancinant avec un solo plutôt original mettant en valeur le jeu en sustain qu'affectionne depuis longtemps le guitariste. Un autre grand moment est le long et planant Sleepers à l'atmosphère évanescente, traversé d'étranges zébrures guitaristiques. Hackett chante d'une voix retenue dans les tonalités basses, ce qui contribue à l'ambiance laidback d'un l'album fort bien arrangé et dont le seul bémol réside peut-être dans une rythmique un peu métronomique quand elle se fait entendre (après tout, aucun batteur n'est crédité sur la pochette et le rythme est probablement le résultat des programmations du claviériste Roger King). Sorti confidentiellement en 2009 sur le site Web du guitariste et réédité en 2010 sur le prestigieux label InsideOut, Out Of The Tunnel's Mouth bénéficie désormais d'une large distribution à la hauteur de ses réelles qualités. Vivement recommandé en ces mois d'été plombés par une disette progressive!

[ Steve Hackett Website ] [ Out Of The Tunnel's Mouth (CD & MP3) ]

Unitopia : Artificial (InsideOut), Australie 2010
Unitopia : Artificial

Mark Trueack (chant), Matt Williams (gt)
Sean Timms (claviers), Shaun Duncan (b)
Peter Raidel (sax), Jamie Jones (dr)
Tim Irrgang (dr)

Suffocation (1:41) - Artificial World (5:42) - Nothing Lasts Forever (5:31) - Not Human Anymore (5:22) - Tesla (13:22) - Reflections (3:18) - The Power Of 3 (1:23) - Rule of 3's (4:11) - Gone In The Blink Of An Eye (5:49) - The Great Reward (5:01) - Durée Totale : 51'15"

Si Unitopia n’est pas encore prophète dans son pays d’origine, l’Australie, leur troisième album confirme, après More Than A Dream, et The Garden, une reconnaissance croissante par les milieux progressifs européens. Artificial est un concept album qui, à l'instar de ce qu'aurait pu écrire un Royne Stolt, dénonce globalement le matérialisme et la vie artificielle moderne. Bénéficiant désormais d’une distribution mondiale grâce au label InsideOut, Unitopia est prêt à conquérir le monde avec son mélange direct et accrocheur de rock symphonique, de pop et d’art-rock mâtiné d’influences latines et d’un soupçon de jazz. Impossible de ne pas penser à Genesis quand les claviers de Sean Timms s’envolent sur l’impressionnant Tesla (basé sur l’œuvre de l’inventeur serbe Nikola Tesla), d’autant plus que le chanteur Mark Trueack a un timbre de voix qui rappelle parfois celui de Peter Gabriel. Mais la musique n’est pas pour autant rétro et s’inscrit davantage dans l’éclectisme moderne et accessible des nouveaux messagers du Prog que sont Spock’s Beard, The Flower Kings ou The Tangent. Quelques titres, comme le cinématique Not Human Anymore, sortent vraiment de l’ordinaire grâce à des arrangements somptueux et des refrains aux accents épiques. Alan Parsons Project s’impose également comme une référence incontournable quand, sur The Last Reward, la musique s’étend en une nappe symphonique qui s’éteint lentement après avoir culminé au terme d'un long crescendo. Et on mettra aussi en exergue l’amusant Nothing Lasts Forever qui rend un hommage appuyé aux Beatles en enchaînant quelques mélodies typiques des Fab Four. On l’aura compris, Unitopia est surtout une affaire d’harmonies et de belles mélodies plutôt que de vélocité instrumentale et de complexité gratuite. La musique rafraîchissante et variée est ici entièrement au service d’un projet ambitieux même s'il n'est pas foncièrement très original. Pour la seconde fois, les illustrations ont été confiées à l’artiste biélorusse Ed Unitsky, surtout connu pour avoir dessiné les fabuleuses pochettes des trois premiers albums de The Tangent. Son style surréaliste fortement ancré dans la culture pop des sixties est unique en ce qu’il restitue, par des collages photographiques et des manipulations digitales savantes, des mondes imaginaires aussi forts et expressifs que ceux de Roger Dean bien que dans un style très différent. Ceux qui apprécient les groupes précités devraient être pleinement satisfaits de ce rare joyau ramené des antipodes.

[ Unitopia Website ] [ Artificial (CD) ] [ Artificial (MP3 sur Amazon.fr) ]

Mindgames : MMX (Autoproduction), Belgique 2010
Asia : Omega

Bart Schram (chant, gt)
Rudy Vander Veken (gt)
Maximilian von Wullerstorff (b)
Benny Petak (dr)
Tom Truyers (claviers)

The Source (4:03) - Glory Of Night (7:52) - In My Humble Opinion... (5:26) - Travels (10:53) - Outside The Gloom (8:49) - Destination Sky (5:32) - The Pendulum (14:56) - Durée Totale : 57'34"

Fondé en 1997 par le bassiste Eric Vandormael et le chanteur Bart Schram, Mindgames est finalement devenu un quintet full options avec l’adjonction du batteur Benny Petak, du claviériste Tom Truyers et du guitariste Rudy Van Der Veken. Enregistré en 2002, leur premier album, International Daylight, a bénéficié d’une distribution par le label Musea, ce qui a permit de faire connaître plus largement ce groupe qui, entre-temps, se forgeait une solide réputation par des prestations scéniques remarquées. Paru en 2006, Actors In A Play est un album conceptuel et plus théâtral qui confirme l’excellente tenue d’un vrai groupe progressiste influencé par les grands classiques comme Genesis et Pink Floyd mais aussi par Pendragon, Arena, Kino, Frost* et le Néo-Prog en général. Quand quatre années plus tard, paraît MMX (qui signifie 2010 en chiffres romains), on est stupéfait de constater les progrès encore accomplis. D’abord, le son est énorme grâce en partie à la production éclatante de Frank van Bogaert, à nouveau aux commandes, et dont on a apprécié récemment l’excellent travail sur Monsters de Neo Prophet, un autre ensemble belge avec lequel Mindgames présente désormais de grandes affinités. Mais surtout, Mindgames s’est investi dans l’écriture de morceaux qui accrochent et qui sont autant rock que progressifs. En effet, si la structure des chansons reste globalement classique, les arrangements sont par contre très élaborés et les parties instrumentales sont carrément époustouflantes. Il faut écouter ces guitares royales (acoustiques et électriques) qui montent au créneau avec bravoure tandis que le piano, l’orgue Hammond, le Moog et autres synthés jettent de l’huile sur le feu en propageant l’incendie. Le nouveau bassiste, Maximilian Von Wullerstorff, ne passe pas non plus inaperçu et souffle sur la flamme tout en lâchant quelques grondements de bon aloi quand la tempête monte. Quant à la voix de Bart Schram, elle se pose avec beaucoup de présence sur la trame harmonique en évoquant la puissance et l'expressivité des grands vocalistes du genre. Les six premiers titres sont tous superbes, d’une musicalité sans faille marquée par des crescendos habiles et une gestion impeccable des moments de tension et de détente. Quand à la dernière plage, The Pendulum, c’est l’incontournable moment épique du répertoire, plus long, plus complexe, plus atmosphérique, plus majestueux, bâti autour d’un concept, pour une fois clair et optimiste, qui traite de l’évolution en dents de scie de l’humanité :

We can’t deny the system falls apart. Environmental issues for a start. Forced to change the way we live, we slowly will adapt. Once again, the ship will beat the waves. The pendulum swings back the other way, leaves behind the signs of our decay, onward to an era of better things to come. And so, the time is moving on …

On ne peut nier que le système s'écroule. Les problèmes environnementaux d’abord. Contraints de changer notre manière de vivre, nous nous adapterons lentement. Une fois de plus, le navire vaincra les flots. Le pendule oscille dans l'autre sens, laissant derrière lui les signes de notre décadence, en mouvement vers une ère meilleure. Et ainsi, le temps passe ....

Avec cet album réussi, Mindgames change de division et pénètre dans le cercle très réduit des grands groupes internationaux de néo-prog symphonique. Essayez-les !

[ Mindgames Website ] [ International Daylight ] [ Actors In A Play ] [ MMX ]

Asia : Omega (Frontiers), UK 2010
Asia : Omega

John Wetton (b, vocal)
Geoff Downes (claviers)
Carl Palmer (dr)
Steve Howe (gt)

Finger On The Trigger (4:29) - Through My Veins (5:09) - Holy War (6:00) - Ever Yours (4:05) - Listen Children (5:57) - End Of The World (5:32) - Light The Way (5:00) - Emily (5:12) - I'm Still The Same (4:38) - There Was A Time (5:57) - I Believe (4:43) - Don't Wanna Lose You (4:46) - Durée Totale : 61'28"

Malgré quelques faiblesses au niveau des compositions, on avait déjà bien apprécié l’album Phoenix. Omega témoigne aujourd’hui de la bonne ambiance régnant dans ce groupe de vétérans plus soudé qu’on ne l’aurait cru et de sa facilité à produire des chansons pop-rock de qualité enrobées dans un tissu instrumental progressiste. Il faut dire qu’Asia, dans son line-up original, c’est quatre virtuoses dont les CV sont aussi longs que des romans de Stephen King. Vu les activités réduites de leurs groupes respectifs (ELP et Yes entre autre), ils ont trouvé ici un véhicule idéal pour exprimer leur talent. Rien de vraiment neuf dans cette nouvelle production sinon douze morceaux aux tempos souvent moyens, pourvus de mélodies qui accrochent et habillés d’orchestrations façonnées avec goût. Prenez par exemple Finger On The Trigger. La basse grondante de Wetton saute aux oreilles de même que son timbre de voix reconnaissable entre tous tandis que Steve Howe délivre un riff heavy bien juteux. Refrain impeccable, drive incisif de la part du maître des fûts, harmonies vocales stupéfiantes et mur de son concocté par les synthés de Geoffrey Downes sont au rendez-vous, sans oublier un solo de guitare concis mais efficace. C’est de l’Asia 100%, d’une qualité équivalente à celle du premier album éponyme orné d’un dragon marin et des deux suivants, Astra et Alpha. Des titres comme Through My Veins, Holy War, Light The Way ou End Of The World confirment la vitalité d’un super groupe qui se redécouvre lui-même. A noter aussi la jolie ballade d’inspiration médiévale There Was A Time dans le style de Backmore’s Night mais avec des claviers. La seule mauvaise nouvelle est l’absence de suites épiques impliquant une certaine uniformité dans le format des chansons mais, après tout, l’objectif d’Asia, fixé une fois pour toutes en 1982, a toujours été l’élaboration d’un art-rock FM et mélodique, peaufiné à l’extrême et calibré pour grimper à l’assaut des « charts ». Cette fois, le contrat est largement rempli et l’auditeur en sera probablement satisfait. Mike Paxman, excellent producteur qui contribua grandement à relancer la carrière d’Uriah Heep avec Wake The Sleeper, a réalisé un superbe travail : le son est imposant tout en restant clair et les instruments sont parfaitement mixés. Quant à la pochette, elle a une nouvelle fois été confiée au talentueux Roger Dean et, s’il a changé de style en trouvant son inspiration dans le zodiaque chinois, c’est parce qu’on est dans l’année du Tigre et qu’Asia a ressorti ses griffes. D’ailleurs, en dépit du titre de l’album qui évoque le point final d’une évolution, ça m’étonnerait que le groupe s’arrête en si bon chemin dans sa progression vers une nouvelle et inattendue reconnaissance.

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Aspera : Ripples (InsideOut), Norvège 2010
Aspera : Ripples

Atle Pettersen (vocal)
Robin Ognedal (gt)
Rein T. Blomquist (b)
Nickolas Main Henriksen (claviers)
Joachim Strom Ekelund (dr)

Intro (1:32) - Ripples (6:36) - Do I Dare? (5:35) - Remorse (6:22) - Between Black & White (8:11) - Catatonic Coma (5:46) - Torn Apart (5:02) - Traces Inside (7:50) - Reflections (2:04) - The Purpose (5:52) - Durée Totale : 54'41"

Un nouveau quintet de jeunes Norvégiens entre dans l’arène avec l’intention de se faire un nom dans le métal mélodique progressiste, un genre déjà squatté par des centaines de groupes dont la majorité resteront à jamais dans l’ombre de quelques géants comme Symphony X, Dream Theater, Vanden Plas ou Kamelot. Alors, pourquoi Aspera ? Pour deux ou trois détails qui comptent que le label InsideOut, réputé pour ne signer que les forces montantes, a aussi repéré. Les compositions, par exemple, sont bien conçues, lourdes mais pas trop avec des breaks qui tuent et des décollages de guitares en rafales. La présence d’un orgue vintage, genre Uriah Heep, donne parfois un côté rétro (Ripples) tandis que les voix du chanteur principal (Atle Pettersen) et de ses acolytes sont bien adaptées au genre. Between Black & White, qui dépasse les huit minutes, est un des sommets de l’album avec son piano insolite, ses riffs en cascade, ses solos entrecroisés de guitare et d’orgue comme à la grande époque de Magician’s Birtday (écoutez à partir de la quatrième minute) et ses alternances périodiques entre rushs à haut indice d’octane et passages plus calmes. Catatonic Coma est un autre vertigineuse plongée dans le métal progressiste tel que le concevait Dream Theater sur Images And Words : complexe mais pas trop, technique mais avec une âme, sombre mais attirant. Quelques mélopées arabisantes, un solo qui décoiffe, une basse grondante et tout est emballé dans du papier fraîcheur. Torn Apart vous convaincra sans peine du talent d’Aspera : cette chanson retenue au refrain mélodieux dégage la même puissance qu’un 30 tonnes à l’arrêt, moteur tournant à plein régime et tous freins bloqués. Et il y a bien sûr une courte ballade acoustique (Reflections), juste de quoi reprendre son souffle dans la tempête sonore avant The Purpose qui clôture l’album dans un Katrina symphonique. Enregistré dans un simple home studio, l’album bénéficie toutefois d’un mixage très professionnel du producteur Jens Bogren (Opeth, Paradise Lost) qui rend pleinement justice au travail d’Aspera. Certes, rien n’est véritablement novateur ici mais le groupe arrive quand même à rider la surface d’un genre devenu lisse et quasiment immuable depuis une bonne dizaine d’années. Mieux vaut ne pas laisser ces Norvégiens s’échapper du radar : s'ils parviennent à injecter davantage d'identité dans leur prochain opus, la reconnaissance internationale ne tardera guère !

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Kaipa : In The Wake Of Evolution (InsideOut), Suède 2010
Kaipa : In The Wake Of Evolution

Hans Lundin (claviers)
Per Nilsson (gt)
Morgan Agren (dr)
Jonas Reingold (b)
Patrik Lundström (vocals)
Aleena Gibson (vocals)

------------

Fredrik Lindqvist (flûtes)
Elin Rubinsztein (violon)

In The Wake Of Evolution (10:57) - In The Heart Of Her Own Magic Field (5:12) - Electric Power Water Notes (17:51) - Folkia’s First Decision (2:33) - The Words Are Like Leaves (5:36) - Arcs Of Sound (8:22) - Smoke From A Secret Source (9:24) - The Seven Oceans Of Our Mind (10:09) - Durée Totale : 70'19"

Dans la ligne de l’excellent Angling feelings, le groupe suédois Kaipa qui, mine de rien, existe depuis le milieu des seventies et en est déjà à son dixième album, poursuit sa route avec une belle détermination et un angle de vue personnel : explorer les nouvelles voies de la musique progressiste en gardant des références claires au folklore de leur pays natal. Membre fondateur, le claviériste Hans Lundin est toujours aux commandes de son aréopage qui a connu au fil du temps plusieurs remaniements de personnel, le plus important étant le remplacement en 2005 de Royne Stolt, trop accaparé par ses autres projets, par le guitariste Per Nilson désormais définitivement intégré au groupe. En fin de compte, Kaipa a acquis un son moderne et lustré qui le place dans le cercle étroit mais prestigieux des grands groupes de rock symphonique moderne comme les Flower Kings justement mais aussi Spock’s Beard et Transatlantic. Sur le premier titre, In The Wake Of Evolution, les influences classico-folkloriques sont évidentes dès l’introduction avant de se fondre dans un arrangement musclé, presque métal, d’où émergent successivement la guitare électrique de Nilsson et la voix claire de la chanteuse Aleena Gibson. L’arrangement somptueux évoque aussi le groupe Yes en plus des formations précitées tandis que les canevas rythmiques complexes et les multiples changements de tempo ancrent cette musique au cœur d’un rock qui ne cède en rien à l’aisance malgré son inextinguible beauté. Quant aux paroles, elles accrochent en faisant référence à un passé révolu où le mode de vie pastoral a été remplacé par une modernité engendrant l’angoisse d’une fin proche, ce qui est l’occasion de placer une référence directe (we are closer to the edge) au plus célèbre album du groupe de Jon Anderson :

Que s’est-il passé, qu’est-ce qui ne va pas ? Je suis sur le chemin du retour. Où est la route sinueuse qui conduit à notre maison. Où sont le pont et la forêt où je me promenais dans mon enfance ? Tout ce que j’aperçois est une autoroute. Où sont les poissons qui nageaient dans notre lac ? Regardez cette terre sèche qui a chassé la pluie. Quelle est cette peur que je peux sentir dans la nuit ? …. Nous sommes plus prêts de la fin qu’hier.

Si cette première chanson est incontestablement une grande claque martiale, le reste du disque explose également dans une diversité savamment dosée. Ainsi dans In The Heart Of Her Own Magic Field, l’ambiance folk, irradiée par une flûte et la voix cristalline d’Alleena Gibson, est le prétexte à une magnifique mini symphonie où rôdent des fées électriques et autres fantaisies. Folkia's First Decision est une courte pièce de style renaissance tandis que The Seven Oceans Of Our Mind, qui débute comme une ballade, explose en un finale majestueux dominé par une chorale vertigineuse. Un autre grand moment du répertoire réside en ce morceau de bravoure de 18 minutes qu'est Electric Power Water Notes, basé sur une vision surréaliste de Kaipa à propos de l’impact de sa propre musique :

La rivière coule paisiblement à travers une terre sèche et maigre. Le silence ondule lentement, percé par le son d'une guitare électrique. Il se déplace avec le vent, atteint la surface dans un cri, divisant l'eau en courants de notes électriques et lumineuses.

Il faut l’écouter de multiples fois pour dénouer les fils de son insolent foisonnement mais, au bout de compte, surgit dans toute sa gloire l’éclatante présence d’une composition abyssale dont seuls quelques grands musiciens de rock ont le secret.

Le chemin parcouru depuis les lointains premiers albums est saisissant en termes de puissance et de qualité et il est clair que Kaipa est aujourd’hui l’une des grandes figures du mouvement progressiste synonyme de créativité. C’est par des réalisations féeriques comme celles-ci que le miracle ininterrompu depuis la fin des sixties arrive à se perpétuer à travers les âges.

[ Kaipa Website ] [ Kaipa sur MySpace ] [ In The Wake Of Evolution ]

Karnataka – The Gathering Light (Immrama Records), UK 2010
Karnataka : The Gathering Light

Lisa Fury (vocals)
Ian Jones (bass/ac gt)
Gonzalo Carrera (claviers)
Enrico Pinna (gt)
Ian Harris (dr)

The Calling (1:59) - State Of Grace (8:53) - Your World (7:48) - Moment In Time (6:53) - The Serpent And The Sea (10:21) - Forsaken (12:24) - Tide To Fall (5:36) - The Gathering Light (14:12) - Durée Totale : 68'06"

Delicate Flame Of Desire, l’avant-dernier album sorti par le groupe britannique Karnataka, date déjà de 2003 et il est resté dans les mémoire comme un versant plus commercial de Mostly Autumn, mâtiné d’influences puisées chez Enya. Toutefois, c’est à un nouveau groupe qu’on a affaire aujourd’hui avec The Gathering Light puisque le bassiste Ian Jones est le seul musicien faisant le lien entre l’ancien et le nouveau line-up. Dans une certaine mesure, la direction artistique n’est pourtant pas fondamentalement différente même si la musique est plus progressive qu’auparavant dans le genre symphonique. Les influences celtiques, par exemple, ont été conservées et même renforcées avec la participation, en invité sur quatre morceaux, du désormais célèbre Troy Donockley (Iona) dont les flûtes sont de plus en plus souvent appelées à la rescousse sur des projets qui requièrent des couleurs nordiques (The Seed And The Sower de The Enid, Dark Passion Play de Nightwish, Passengers de Mostly Autumn, Metamorphosis de Magenta, The Shackelton’s Voyage et bien d’autres). Par ailleurs, si Rachel Jones (qui a rejoint The Reasoning) était une chanteuse très compétente, sa remplaçante Lisa Fury ne l’est pas moins et on peut déjà la classer, au même titre que Heather Findlay, parmi les nouvelles divas du rock progressiste. Sa voix claire et mélodieuse brille dans la nuit : c’est elle la lumière du Karnataka nouveau (The Gathering Light) à laquelle s’accrochent les fans de mélodies pures et éthérées. Pour remplacer Jonathan Edwards, Paul Davis and Gavin Griffiths, partis eux aussi former un excellent groupe dénommé Panic Room, Gonzalo Carerra (claviers), Enrico Pinna (guitares) et Ian Harris (drums) ont uni leurs efforts au sein d’un combo étonnamment soudé pour un premier essai. Pinna en particulier se fend de magnifiques solos de guitare qui planent à la manière de ceux de David Gilmour et rehaussent le côté atmosphérique des compositions. La tendance est ici au tempo moyen : pas de virtuosité gratuite ni de grande démonstration de savoir-faire. La beauté, la mélodie, le lyrisme et la sensibilité priment sur tout le reste mais sans jamais tomber dans la niaiserie. Même les arrangements sont nuancés et riches et pour les rendre plus somptueux encore, on a fait appel, sur quatre titres, à un autre spécialiste : le légendaire violoncelliste Hugh McDowell qui officiait jadis chez Electric Light Orchestra. Sa contribution aux textures est majeure, en particulier sur le long titre éponyme qui clôture l’album dans un indescriptible moment d’émotion. Ajoutez encore une production cristalline ainsi qu’un graphisme éclatant et on peut élire The Gathering Light comme le premier disque d’envergure de cette nouvelle année 2010.

[ Karnataka Website ] [ Karnataka sur MySpace ] [ The Gathering Light ]

Pat Metheny : Orchestrion (Nonesuch), USA 2010
Pat Metheny : Orchestrion

Pat Metheny (gt + orchestrion)
Orchestrion (15:48) - Entry Point (10:28) - Expansion (8:34) - Soul Search (9:17) - Spirit Of The Air (7:44) - Durée Totale : 52'01"

Le dernier projet de Pat Metheny relève de la science fiction : on n’est en effet pas loin de ces romans futuristes où un musicien unique aux commandes d'un appareil monstrueux produit des symphonies qui subjuguent les foules. « L’orchestrion » inventé par le guitariste se base certes sur l’idée déjà très ancienne des pianos mécaniques et autres instruments pneumatiques mais le concept, très limité au plan musical, a été repensé avec l’aide d’ingénieurs modernes et d’une nouvelle technologie à base de solénoïdes et de système midi. Les photos (et une vidéo sur You Tube) montrent un amalgame impressionnant d’instruments acoustiques rassemblés dans une pièce unique et actionnés comme par magie à partir d'une guitare. On ne peut s’empêcher de penser qu’un tel appareillage doit forcément laisser des traces au niveau de la synchronisation, du débit, de la dynamique ou de la rigidité des rythmes qui ont toujours été les obstacles majeurs à ce genre d’entreprise. Et bien non : on ne détecte à l'écoute aucun indice d’un quelconque mécanisme ! La musique qu’on entend sur Orchestrion est, dans son essence, tout aussi organique que celle du Pat Metheny Group en chair et en os. On croirait même par moment que l’esprit du pianiste Lyle Mays, du bassiste Steve Rodby et du percussionniste Dave Samuels ont été transférés par un malin génie dans le corps du robot. Les improvisations sont toujours aussi complexes et accessibles même à ceux qui n’écoutent pas du tout de jazz tandis que les mélodies évocatrices, si caractéristiques du PMG, brillent de mille feux dans leurs arrangements peaufinés jusqu’au détail le plus microscopique. Crescendos savants, passages euphoriques, densité des orchestrations, structures imbriquées des compositions, expressivité à fleur de peau : tout l’art de l’homme au T-shirt rayé est bien là comme il l’était déjà sur The Way Up, Speaking Of Now et Imaginary Day. En réalité, Metheny a atteint l’objectif ultime qu’il convoitait depuis longtemps : transformer sa guitare en un orchestre complet, pouvant être plié à sa musicalité, comme s’il en était une extension naturelle. Un conseil toutefois : s’il manque quelque chose à cet excellent album, c’est bien l’aspect visuel lié à l’utilisation de cette époustouflante mécanique. Mais l’homme et sa machine démesurée ont déjà entrepris une vaste tournée à travers le monde qui a débuté fin janvier 2010. Aujourd’hui, Metheny garde quelques secrets pour maintenir le suspense médiatique mais il est certain qu’un DVD réunissant les meilleurs moments des concerts ne manquera pas de voir le jour. Et celui-là, il ne faudra surtout pas le rater.

[ Pat Metheny Website ] [ Orchestrion ]

Big Big Train : The Underfall Yard (English Electric Recordings), UK 15/12/2009
Big Big Train : The Underfall Yard

David Longdon (vocals, flûte)
Andy Poole (basse, claviers)
Gregory Spawton (guitares, claviers)
Nick D'Virgilio (drums)
+ invités

Evening Star – (4:53) - Master James Of St. George (6:19) - Victorian Brickwork (12:33) - Last Train (6:28) - Winchester Diver (7:31) - The Underfall Yard (22:45) - Durée Totale : 60'38"

Avec un nom pareil, Big Big Train aurait pu être un groupe de blues rock américain ou même de country. Mais il se trouve qu’en dépit du choix de leur patronyme, le trio original basé à Bournemouth dans le Dorset était bien davantage intéressé par la musique progressive, le bassiste Andy Poole ayant même été roadie pour le groupe de néo-prog IQ. C’est donc sans surprise que leur premier disque, Goodbye To The Age Of Steam, fut édité en 1994, soit quatre années après leur formation, sur Giant Electric Pea, le label indépendant d’IQ. Co-produit par Martin Orford (IQ), l’album a été favorablement reçu et particulièrement au Japon où il fut réédité en 1995. La suite est moins intéressante, Big Big Train survécut tant bien que mal à ses multiples changements de personnel tout en sortant des disques inégaux dont on retiendra l’excellent The Difference Machine, sorti en 2007 sur English Electric Records. The Underfall Yard est leur sixième album en studio. Deux des trois membres fondateurs (les multi instrumentistes Greg Spawton et Andy Poole) sont toujours aux commandes du projet en compagnie d’un nouveau chanteur et flûtiste nommé David Longdon, recommandé et introduit par Martin Orford. Il faut y ajouter en plus quelques invités prestigieux comme les guitariste Francis Dunnery (It Bites) et Dave Gregory (XTC, Peter Gabriel Group), le batteur Nick D'Virgilio (Spock’s Beard) et Jem Godfrey (Frost*) aux synthés en plus d’une section de cuivres. Par rapport à leur précédent opus, plus expérimental et marqué par l’influence de groupes comme Sigur Ros, Van Der Graaf Generator et King Crimson, The Underfall Yard apparaît plus classique et retrouve les vertus d’un rock progressiste à l’ancienne quelque part entre Genesis et Yes mais avec une approche fraîche et moderne. L’apport de David Longdon au chant est immense, l’homme ayant un grain de voix indéfinissable mais terriblement accrocheur, qu’on peut situer quelque par entre ceux de Peter Gabriel et de Phil Collins (il fut d’ailleurs sélectionné par Tony Banks et Mike Rutherford pour remplacer Phil Collins sur Calling All Stations bien qu’en fin de compte, ce soit Ray Wilson qui fut retenu pour l’enregistrement). Quand à la musique, elle est complexe tout en restant belle et accessible, bourrée d’harmonies vocales sublimes et de passages profondément lyriques, enluminée de solos de guitares et de synthés, arrangée avec un lustre incomparable (écoutez la contribution des cuivres sur le premier titre instrumental), produite avec maestria par Andy Poole et mixée par Rob Aubray connu pour son travail avec IQ, Asia et Transatlantic. Les textes, enfin, bénéficient de l’intérêt de Gregory Spawton pour l’histoire de son pays et traitent de sujets aussi divers qu’intéressants comme l’évocation des ingénieurs victoriens ayant participé à la pose des premières voies ferrées ou celle de l’homme qui sauva une cathédrale menacée d’écroulement à cause de l’inondation de ses fondations. Même la pochette, réalisée par Jim Trainer, est aussi réussie qu’originale et parfaitement en phase avec le thème abordé dans la longue suite épique qui donne son nom à l’album. Lâché dans les bacs le 15 décembre 2009, soit un peu tard pour figurer dans la sélection 2009, The Underfall Yard n’est arrivé dans les chaumières qu’au moment des fêtes, juste à temps pour célébrer une transition heureuse vers la nouvelle année musicale 2010. Halleluyah !!

[ Big Big Train Website ] [ The Underfall Yard ]


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